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Alors que les ondes des radios nationales étaient submergées à la fin de l’été par le phénomène Yoga, dernier livre d’Emmanuel Carrère qui s’est écoulé à plus de 170 000 exemplaires en quelques semaines, j’ai eu envie de me plonger dans l’un de ses précédents ouvrages. D’autres vies que la mienne a d’ailleurs souvent été mis en relation avec Yoga. Dans ces deux romans, l’auteur joue le jeu dangereux de lever le voile sur une partie de son intimité et de réduire autant que possible la distance entre le lecteur et l’écrivain. Il suffit de quelques pages pour comprendre que le narrateur n’est autre qu’Emmanuel Carrère et que les différents personnages sont bien réels. Comme il le dit lui-même sur la quatrième de couverture : « Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d’extrême pauvreté, de justice et surtout d’amour. Tout y est vrai. »

Emmanuel Carrère nous emmène d’abord au Sri Lanka sur les rives du terrible tsunami de 2004. Il était présent en famille lors de ce drame et il témoigne de ce qu’il a vu, du destin de ce couple qui a perdu sa petite fille, Juliette. De leur envie, avec son épouse Hélène, d’aider autant que possible les parents endeuillés. Il est sidéré par la force et l’amour de ce couple qui se soutient face à l’insurmontable. Il entreprend alors d’en savoir plus sur eux et de partager au lecteur ce qu’était leur vie avant que tout ne s’effondre mais aussi de nous livrer ce qu’il s’est passé ensuite : leur lente reconstruction et la vie qui reprend le dessus.

Un malheur ne venant jamais seul, il apprend peu de temps plus de tard que la sœur d’Hélène, qui s’appelle aussi Juliette, est atteinte d’un cancer. Il décide après son décès à tout juste 33 ans de relater sa vie de femme, d’épouse, de mère mais aussi de juge d’instance au Tribunal de Vienne. L’auteur nous embarque alors dans l’histoire du droit du surendettement grâce au témoignage d’Etienne, ancien collègue de Juliette, tout en réussissant à rendre le sujet passionnant. On vogue donc de l’univers juridique, au monde médical tout en passant par la sphère familiale avec le récit de la rencontre avec son mari et la naissance de leurs trois filles – le tout sans jamais tomber dans le pathos.

S’il faut bien reconnaître une chose à Emmanuel Carrère, c’est qu’il s’agit d’un grand écrivain qui arrive à embarquer le lecteur dans des sujets aux antipodes les uns des autres sans jamais le lasser en cours de route. Il arrive aussi à transformer toutes ces vies, certes frappées par des drames mais relativement banales, en de beaux moments de littérature où l’on se sent proche de chaque personnage et où l’on frôle souvent du doigt l’impression d’appartenir à une seule et même humanité.

Un roman très touchant et juste qui n’est certes pas mon préféré de l’auteur mais qui a su m’embarquer et me bouleverser.

« Je suis terriblement choqué par les gens qui vous disent qu’on est libre, que le bonheur se décide, que c’est un choix moral. Les professeurs d’allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. Je suis d’accord, c’est un péché, c’est même le péché mortel, mais il y a des gens qui naissent pécheurs, qui naissent damnés, et que tous leurs efforts, tout leur courage, toute leur bonne volonté n’arracheront pas à leur condition. Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c’est comme entre les pauvres et les riches, c’est comme la lutte des classes, on sait qu’il y a des pauvres qui s’en sortent mais la plupart, non, ne s’en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c’est comme dire à un affamé qu’il n’a qu’à manger de la brioche. »

« Les enfants avaient l’air heureux, équilibrés. Ils grandissaient à la campagne, dans un milieu familial protégé. On devait divorcer et se déchirer à Rosier comme partout, seulement on quittait alors Rosier, qui était vraiment un lieu pour familles unies, un lieu ou chaque enfant, de la scène ou il chantait et dansait, pouvait chercher du regard sur les bancs de l’assistance son père et sa mère, ensemble, et il allait de soi qu’ils étaient ensemble. C’était la vie telle que la montrent les publicités des mutuelles ou des prêts bancaires, la vie où on se soucie du taux annuel du livret A et des dates de vacances dans la zone B, la vie Auchan, la vie en survêtement, la vie moyenne en tout, dépourvue non seulement de style mais de la conscience qu’on peut essayer de donner forme et style à sa vie. Je toisais cette vie de haut, je n’en aurait pas voulu, il n’empêche que ce jour-là je regardais les enfants, je regardais leurs parents les filmer avec leurs caméscopes, et je me disais que le choix de la vie à Rosier n’était pas seulement celui de la sécurité et du troupeau, mais de l’amour. »

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